Dialogue(s) avec Jim Logan et Leah Snyder
By: ArtBank / 09 juillet 2024Dialogue(s) est un programme de conversations captivant qui amène des personnes d’horizons divers (artistes et personnes œuvrant en culture) à prendre part à des discussions importantes. Deux œuvres de la collection de la Banque d’art ont été exposées de façon temporaire au centre d’exposition L’Imagier en juin 2023, puis en janvier 2024. Ces œuvres ont également fait partie de l’exposition Au grand jour : acquisitions du 50e anniversaire de la Banque d’art, présentée à l’Espace d’exposition Âjagemô jusqu’en mai 2024 et ont été achetées à la suite de l’appel de candidatures pour l’acquisition d’œuvres annoncé en juin 2022.
Leah Snyder et Jim Logan discutent au centre d’exposition L’Imagier. Photo : Brandon Clarida Image Services
« Je suis un artiste à vocation sociale », a déclaré Jim Logan au public qui assistait à sa conférence au centre d’exposition L’Imagier, à Aylmer, au Québec, le mois dernier. Au cours de cette soirée spéciale avec l’artiste, il a également évoqué la façon dont il était parvenu à cette conclusion sur sa pratique ainsi que les raisons douloureuses qui l’ont motivé. Né dans une famille métisse de Port Coquitlam, en Colombie-Britannique, Jim a parcouru le pays d’ouest en est jusqu’au centre du Canada. Il a été missionnaire laïc auprès de la Première Nation Kwanlin Dün, près de Whitehorse, au Yukon, puis à Halifax, en tant que conservateur autochtone au Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse. Il a cofondé la Society of Yukon Artists of Native Ancestry (SYANA) et a siégé au conseil d’administration de la Society of Canadian Artists of Native Ancestry (SCANA). Aujourd’hui installé à Ottawa, il a travaillé pendant plus de 15 ans au Conseil des arts du Canada, où il a défendu les arts autochtones en tant qu’agent de programme pour les arts visuels.
En tant qu’artiste, Jim est connu pour son esthétique particulière et la palette qui l’accompagne. Ses scènes sont des pulsations chromatiques où les éléments de composition, soulignés de noir, font écho à la technique de l’école de Woodland. Richard Hill, commissaire principal à la Vancouver Art Gallery, décrit son style comme « un postimpressionnisme folklorique à la limite du fauvisme »[1]. Les vignettes que Jim représente comprennent presque toujours des chaînes de montagnes séparant les cieux du drame humain qui se joue au premier plan.
Souvent peintes dans des tons de bleu, elles se perdent derrière des bâtiments colorés et sous des ciels majestueux, leurs sommets et leurs vallées constituant un procédé visuel qui lie les différentes toiles entre elles pour former un récit complexe. Les scènes de « tranches de vie » sont généralement centrées sur une communauté autochtone du Nord et compilées à partir des souvenirs que garde Jim Logan de Kwanlin Dün; elles servent également de représentations types de communautés nordiques similaires. Au sein des groupes de petites maisons se déroule le va-et-vient de la vie quotidienne. Des titres comme Bringing in Some Wood, Going to a Meeting or Going Down to the Lake (« Rapporter du bois », « Aller à une réunion » ou « Aller au lac », traductions libres) suggèrent l’existence simple de la vie dans une petite ville. Pourtant, dans le contexte social et étatique des pensionnats et de la négligence du gouvernement, des titres tels que Home for the Summer, Grandpa’s Helper et Hiding From Black Cars (« À la maison pour l’été », « L’assistant de grand-papa » et « En cachette des voitures noires », traductions libres) évoquent un sous-texte plus inquiétant.
Jim Logan, The One the Elders Kept from the School (2018). Photo : Brandon Clarida Image Services
Communiquer les réalités
La toile acquise par la Banque d’art en 2023 et exposée à L’Imagier, The One the Elders Kept from the School, ne fait pas exception. Son titre touchant est un commentaire direct et sombre sur les fractures sociales et spirituelles provoquées par le système des pensionnats indiens au Canada. L’œuvre parle des nombreux récits d’abus et de négligence que les membres de la communauté Kwanlin Dün ont partagés avec Jim. Il peint ces récits afin que le spectateur en soit témoin. « C’est ma façon de communiquer de manière polie et respectueuse les réalités de la pauvreté et de la vie dans une société hégémonique, et de réconcilier la définition de “réconciliation”, voire la possibilité même d’un jour y parvenir », déclare-t-il.
Dans l’œuvre, un garçon est assis seul sur une voiture, avec son compagnon canin, positionné au milieu, entre les montagnes ombragées et une femme plus âgée au premier plan. Non loin du garçon, elle se penche pour récupérer du linge dans un panier. La corde à linge est au centre de la scène, s’étendant d’un côté de la peinture à l’autre. Sur le côté droit, il y a des pantalons, des chemises, des serviettes et une paire de chaussettes. L’autre côté est vide. Jim prend soin d’inclure de nombreux détails qui se prêtent à la réalité de la scène. Un petit panier pour les épingles à linge est accroché sur le poteau gauche. Des barils d’huile pour la collecte de déchets sont disséminés un peu partout; une peau d’animal est suspendue sur un châssis pour sécher. Une camionnette, remplie de bois de chauffage et de bidons, domine en bas à droite. Les maisons forment les vertèbres derrière le garçon, qui regarde au loin. De la fumée s’élève de certaines cheminées.
Cette mise en scène pourrait être vue comme pittoresque, mais l’artiste révèle autre chose : « J’ai volontairement laissé des indices subtils faisant allusion aux dures conditions de vie de certaines communautés autochtones dans lesquelles j’ai vécu ou que je connaissais entre 1960 et 1990. » À côté des petites maisons uniformes et des chemins de terre se trouvent des poteaux électriques inclinés qui risquent de s’effondrer les uns sur les autres et des fils tendus qui se relâchent; une infrastructure qui ne fournit pas de confort : elle est cassée, inutilisable. Il n’y a pas de conduits pour l’eau potable ni pour l’électricité. Il a observé la façon dont la communauté non autochtone voisine disposait d’une infrastructure opérationnelle et que les enfants restaient à la maison sans craindre d’être retirés de leur famille.
Faisant référence à la série Requiem for Our Children, Hill explique que c’est la « douceur du style » de l’artiste qui « rend la manifestation d’un sujet traumatisant d’autant plus choquante : une violation de l’innocence au niveau de la forme ». Les peintures ont été exposées pour la première fois à Whitehorse, des décennies avant que les répercussions des pensionnats ne se répande dans le discours public.
Une spectatrice assistant à la discussion Dialogue(s) feuillette le catalogue d’exposition The Classical Aboriginal Series, de Jim Logan. Photo : Brandon Clarida Image Services.
Redéfinir le canon de l’histoire de l’art
Une autre série, Classical Aboriginal, aborde le canon occidental de l’histoire de l’art qui met l’accent sur les artistes et les mouvements artistiques européens, comme la Renaissance, ainsi que sur l’Antiquité classique et la production culturelle des empires grec et romain. Avec une approche ironique, la série remet en question les normes hégémoniques à l’aune desquelles toute la production culturelle mondiale est mesurée à travers le temps.
L’accent pédagogique de l’Histoire de l’art d’H.W. Janson, publié pour la première fois en 1962, a provoqué Jim pendant ses années d’études en art. S’en sont ensuivies 22 peintures s’appropriant intentionnellement des œuvres « emblématiques » considérées comme les sommets de l’art européen. Des tableaux tels que La création d’Adam de Michel-Ange ou Le déjeuner sur l’herbe de Manet sont revisités pour devenir A Rethinking on the Western Front (1992) et The Diner’s Club (No Reservation Required) (1992).
Jim Logan, A Rethinking on the Western Front (1992). Photo fournie avec l’aimable autorisation de Jim Logan.
D’autres titres font référence à des débats bibliques : Jesus Was Not a Whiteman (1992). Sa révision du célèbre tableau de l’artiste de la Renaissance Giotto di Bondone, The Entry into Jerusalem (1305), présente une version réimaginée du contact avec l’Occident. Le tableau de Giotto illustre l’arrivée de Jésus de Nazareth à dos d’âne, descendu du mont des Oliviers aux portes de Jérusalem, tel que le représente le Nouveau Testament. Ses disciples l’accueillent avec des branches de palmier, l’un se prosternant alors qu’il dépose un vêtement en guise de tapis, un geste d’honneur. L’arrivée triomphale a lieu quelques jours avant la crucifixion; c’est l’événement biblique qui devient le dimanche des Rameaux. Dans l’œuvre de Jim Logan, Christ Entering Great Plains Culture, Jésus arrive dans une communauté autochtone, les tipis remplaçant l’architecture de Jérusalem. Un homme portant une coiffe des Plaines se penche pour déposer une peau aux pieds de l’âne. Jésus tient à la main une plume d’aigle dans un geste de paix; la rencontre des Autochtones avec l’Occident est radicalement réinventée.
Défendre les artistes autochtones
En tant que défenseur, Jim Logan a appelé les gardiens institutionnels à reconnaître la contribution des artistes autochtones contemporains. Se remémorant ces interventions, il a parlé d’une rencontre que sa collègue du Conseil des arts du Canada, Louise Profeit-LeBlanc, et lui ont eue avec l’ancien directeur du Musée des beaux-arts du Canada, Pierre Théberge, un moment charnière en ce qui concerne la représentation autochtone. À la conclusion de ces discussions, le Musée s’est engagé à programmer, au cours de la décennie suivante, des expositions pour trois des « aînés » de l’art autochtone contemporain au Canada : Norval Morrisseau: Shaman Artist en 2006 (commissaire : Greg A. Hill), The Drawings and Paintings of Daphne Odjig, de la Galerie d’art de Sudbury en 2007 (commissaire : Bonnie Devine) et, en 2018, Alex Janvier : Modern Indigenous Master (commissaire : Greg A. Hill), du Glenbow Museum. Une quatrième, Carl Beam (commissaire : Greg A. Hill), a également été ajoutée, le vernissage ayant eu lieu en 2010. Le Musée des beaux-arts du Canada a produit des catalogues pour les quatre expositions.
C’est grâce au travail en coulisses de personnes comme Jim Logan que le paysage de l’art contemporain au Canada s’élève au-dessus du récit colonial prédominant, ce qui approfondit et enrichit l’histoire collective dont nous héritons. La transmutation des expériences de Jim Logan se traduit par un œuvre qui se veut un appel à la justice; l’œuvre témoigne de la souffrance d’une communauté tout en invitant les autres à reconnaître ce fardeau, voire à l’alléger.
[1] 3 Solo Exhibitions of Contemporary Indigenous Art That Delved Deeply (canadianart.ca) (en anglais seulement)
À propos de l'auteure: Leah Snyder
Leah Snyder est conceptrice numérique et auteure. Sa pratique porte principalement sur la façon dont les artistes et les institutions artistiques utilisent les espaces virtuels et la technologie numérique pour effectuer une transformation culturelle. Elle vit actuellement à Ottawa, une ville abritant une communauté artistique vibrante qu’elle en est venue à adorer.