Dialogue(s) avec Stanley Wany
By: ArtBank / 21 septembre 2023Dialogue(s) est un programme de conversations captivant qui amène des personnes d’horizons divers (artistes et personnes œuvrant en culture) à prendre part à des discussions importantes. Une œuvre de la collection de la Banque d’art est exposée de façon temporaire au centre d’exposition L’Imagier de juin à novembre 2023, puis une deuxième suivra de janvier à mai 2024. Ces œuvres font également partie de l’exposition Au grand jour : acquisitions du 50e anniversaire de la Banque d’art, présentée à l’Espace d’exposition Âjagemô jusqu’en mai 2024. Elles ont été acquises à la suite de l’appel de candidatures pour l’acquisition d’œuvres annoncé en juin 2022.
Leah Snyder et Stanley Wany s'engagent en conversation au centre d'exposition L'Imagier. Photo: Brandon Clarida Image Services
Quand on m’a approchée pour participer à Dialogue(s), j’ai suggéré de m’associer à l’artiste montréalais Stanley Wany, car j’avais l’intuition que cela donnerait lieu à un échange d’idées stimulant. Non seulement mon intuition s’est-elle confirmée, mais en plus les interventions de Stanley dans notre dialogue sur la colonisation et les changements climatiques ont dépassé mes attentes. Alors que notre planète se réchauffe, il est impératif de comprendre les liens entre la conversion de terres autochtones en colonies pour les empires européens, la traite transatlantique des esclaves et ce que nous vivons actuellement, à l’orée de l’effondrement climatique. Nos conversations en vue de l’événement du 29 juin à L’Imagier concordaient avec les feux de forêt qui ont forcé les gens à recommencer à s’isoler chez eux. Contrairement à d’autres espèces, nous pouvions nous soustraire à la fumée. Dans ce contexte de cieux emboucanés et de catastrophe climatique annoncée, Stanley et moi avons entrepris d’explorer de nouvelles métaphores pour notre époque troublée.
J’ai appris à mieux connaître le travail de Stanley dans le cadre de son exposition de 2022, À ces âmes qui ont choisi la mer, à la Galerie d’art d’Ottawa. Des dessins à l’encre recouvraient un mur de l’espace. Une grande structure interactive représentant le pont inférieur de la cale d’un navire et un enregistrement vidéo des vagues de l’Atlantique évoquaient l’expérience du Passage du milieu. Les dessins documentaient les identités perdues des personnes esclavagisées par les empires coloniaux aux fins de la traite transatlantique des esclaves. Les personnes ayant survécu à cette traversée se sont retrouvées captives et déplacées sur les îles des Antilles et dans les Amériques.
Dans une autre exposition de 2022, intitulée Opacity: Obscured Meaning et présentée au BAND (Black Artists’ Network in Dialogue), à Toronto, les œuvres mettaient de l’avant la présence de descendants de personnes esclavagisées, réelles et fictives. Dans cette série de dessins à l’encre, Stanley « suit les traces de l’artiste afro-américain Jack Whitten en évoquant l’essence des êtres, sans représenter leur visage ni leur corps ». Cette stratégie d’abstraction prend également en considération le concept d’opacité élaboré par le théoricien Édouard Glissant et la façon dont il se rapporte aux notions de race, un prérequis pour que les personnes de couleur soient classées dans des catégories interprétables par le colonisateur. Selon Glissant, l’opacité serait la capacité d’une personne d’occulter le sens et d’exister, inexplicable et opaque, en dehors des définitions coloniales.
« Qui pouvons-nous considérer comme nos ancêtres? »
La série présentée au BAND comprenait ce que Stanley appelle des « antiportraits » : de l’auteur exilé à Cuba René Depestre, de Bigger Thomas (le personnage principal du roman américain de Richard Wright, Un enfant du pays, paru en 1940) et de Suzanne Césaire. Cette dernière, épouse du grand poète martiniquais Aimé Césaire, était l’une des voix émergentes remarquables, aux côtés de son mari, de Glissant et de Frantz Fanon, qui ont propulsé le mouvement de décolonisation des auteures et auteurs francophones originaires de la Martinique. Les matériaux utilisés par Stanley sont une référence aux produits associés à la colonisation : canne à sucre, coton, café. L’œuvre qu’a acquise la Banque d’art, Ancestry, fait partie de cette série et « traite des traumatismes intergénérationnels et des représentations des femmes noires du siècle dernier ».
Dans sa pratique, Stanley met l’emphase sur le rôle d’ancêtre, ce qui m’a amenée à lui demander qui nous sommes autorisés à considérer comme nos ancêtres. Les ancêtres sont-ils seulement biologiques? Ou sont-ils également nos prédécesseurs intellectuels et créatifs dont les valeurs concordent avec les nôtres et dont nous nous voulons le prolongement?
Stanley Wany, Ancestry (2019-2020). Photo: Brandon Clarida Image Services
Colonisation et changements climatiques
Parmi les idées semées par ces prédécesseurs martiniquais, on trouve le concept d’« écologie décoloniale », tel que l’a défini l’ingénieur en environnement Malcom Ferdinand, également originaire de la Martinique et dont les écrits se penchent sur l’écologie du point de vue de la race. Faisant allusion aux feux de forêt de 2020 en Amazonie et en Australie dans sa conférence intitulée Voices from the Hold of Modernity, il déclare : « Les feux dont nous sommes témoins aujourd’hui pourraient avoir été déclenchés il y a longtemps. » Ses travaux de recherche portent sur les liens entre la colonisation et les changements climatiques, qu’il appelle la « double fracture ».
Ferdinand traite également de la façon dont l’activisme environnemental néglige d’inclure des spécialistes et des voix critiques originaires de pays qui sont d’anciennes colonies. Dans ces lieux, des technologies, notamment celles permettant de gérer les feux de forêt, existaient déjà, tout comme des pratiques durables. Il avance que les valeurs sociétales ayant mené au commerce triangulaire reliant l’Europe, l’Afrique et les Amériques pendant la traite transatlantique des esclaves persistent à ce jour dans nos perceptions de ce qui a de la valeur ou de ce qui n’en a pas. La traite européenne des esclaves a brûlé des forêts pour établir des plantations; le colonialisme de peuplement en Australie et dans les Amériques a consumé – et continue de consumer – des forêts pour obtenir des ressources.
Dans les Antilles, ou ce qu’on appelle aujourd’hui les Caraïbes, les ouragans qui augmentent en intensité sont un symbole des changements climatiques. Ferdinand suggère que nous imaginions le type de navire que nous devons construire pour résister à cette « tempête climatique » ou « tempête moderne ». Il critique la métaphore en usage dans les cercles écologistes : l’arche de Noé n’est pas le vaisseau auquel nous devrions penser, car il représente une « violente sélection ». Ce n’est pas tout le monde (ni même toutes les espèces) qui a été accepté dans sa cale. Pour Ferdinand, il s’agit d’une fable sur la valeur et sur le pouvoir qui la définit, ainsi que sur « les voix qui sont entendues et celles qui sont tues et noyées ».
Les ancêtres présentés dans les portraits de Stanley, êtres abstraits et émergents, nommés et anonymes, sont les référents qui forment les fondements de sa pratique, y compris les nombreuses voix ayant contribué à la décolonisation dans les Caraïbes et dont l’apport a eu des retombées mondiales. Cette constellation d’individus offre collectivement d’autres façons de résoudre la double fracture et de bâtir un nouveau type de vaisseau, plus robuste, pour notre époque.
À propos de l'artiste : Stanley Wany
Stanley Wany vit et travaille à Montréal, où il est actuellement inscrit à la maîtrise en arts visuels et médiatiques à l’UQAM. Sa pratique, qui explore les mythes identitaires et culturels, comprend le dessin, la peinture, les installations et la bande dessinée romanesque expérimentale. Ses œuvres ont été présentées et vendues au Canada, en Australie, aux États-Unis, en Finlande, en France et au Portugal.
À propos de l'auteure: Leah Snyder
Leah Snyder est conceptrice numérique et auteure. Sa pratique porte principalement sur la façon dont les artistes et les institutions artistiques utilisent les espaces virtuels et la technologie numérique pour effectuer une transformation culturelle. Elle vit actuellement à Ottawa, une ville abritant une communauté artistique vibrante qu’elle en est venue à adorer.